View Kamer

Mobile money, cloud souverain, 5G : le pari Camtel–Ethio Telecom à l’épreuve du marché numérique camerounais


(Investir au Cameroun) – En s’adossant à l’éthiopien Ethio Telecom pour accélérer sa transformation numérique et préparer le lancement de Blue Money, son service de mobile money annoncé pour 2026, Camtel ne signe pas un simple accord technique. Le Master Service Agreement (MSA) de trois ans conclu le 4 décembre à Yaoundé s’inscrit dans un mouvement plus large : celui de champions publics africains qui veulent prouver qu’ils peuvent encore peser face aux multinationales et aux fintechs privées. Reste une question, moins glamour mais décisive : cet accord changera-t-il réellement le quotidien numérique des Camerounais ou restera-t-il une vitrine de plus dans un pays déjà saturé de plans « stratégiques » rarement menés à terme ?

Le Cameroun est déjà le cœur du mobile money en zone Cemac. En 2023, il concentre plus de 62 % des comptes, 63 % des transactions et 76 % de la valeur des opérations de la sous-région, selon un rapport de la BEAC. Autrement dit, le pays ne part pas de zéro. Il porte déjà l’essentiel des flux numériques de la Cemac. L’enjeu n’est donc plus de « rattraper » un retard, mais d’éviter que cette avance ne se dilue dans la routine bien connue des grandes annonces, des feuilles de route en PowerPoint et des chantiers inachevés.

Officiellement, le MSA répond à trois priorités : promotion des paiements numériques, digitalisation du secteur public, modernisation des infrastructures. La signature, entérinée lors d’une audience avec le Premier ministre, donne au projet une forte portée politique. Elle l’expose aussi à un risque très camerounais : se transformer en symbole commode d’« engagement pour le numérique », sans que les pratiques et les résultats suivent.

Ethio Telecom, inspiration ou mirage ?

Avec des dizaines de millions d’abonnés, des revenus en forte hausse et plus de 50 millions d’utilisateurs de sa plateforme de mobile money Telebirr, Ethio Telecom s’est imposé comme un géant public du numérique africain. En quelques années, l’opérateur a étendu son réseau fibre, déployé la 4G puis la 5G et fait de Telebirr un instrument central de la digitalisation de l’économie éthiopienne.

C’est cette trajectoire que Camtel espère, en partie, reproduire : celle d’un opérateur public replacé au centre de l’écosystème numérique national. Mais le modèle éthiopien est le produit d’un contexte particulier : marché longtemps fermé à la concurrence, décisions hypercentralisées, volonté politique assumée de faire du numérique un outil de souveraineté. Rien de tout cela n’est transposable tel quel au Cameroun, où la concurrence est installée, les centres de décision éclatés et les arbitrages budgétaires serrés.

Faire de l’exemple éthiopien un modèle « clé en main » serait donc illusoire. Derrière cette ambition, un danger : se satisfaire de « l’effet vitrine » d’Ethio Telecom – chiffres spectaculaires, success story publique – sans toucher aux sujets qui fâchent côté camerounais : gouvernance, lenteur des procédures, responsabilité des décideurs.

Blue Money dans un marché verrouillé

Premier axe mis en avant par Camtel : l’accompagnement du développement de Blue Money. Pour l’opérateur historique, longtemps resté en marge du mobile money, il s’agit autant d’un choix stratégique que d’un aveu de retard. Ce segment concentre désormais une part croissante des transactions du quotidien, des transferts de la diaspora et des flux de l’informel : en rester exclu reviendrait, à terme, à accepter un déclassement.

Selon Investir au Cameroun, l’entrée officielle de Camtel sur ce marché est prévue pour 2026 via une entité dédiée dotée d’un capital de 500 millions de FCFA. Blue Money arrivera toutefois dans un environnement déjà structuré : MTN Mobile Money et Orange Money concentrent l’essentiel des transactions électroniques, tandis que la fintech américaine Wave, avec ses dépôts et retraits gratuits et ses transferts à bas coût, a déjà rebattu les cartes de la concurrence dans plusieurs pays avant de s’implanter au Cameroun.

En clair, Blue Money ne débarque pas sur un terrain vierge, mais dans un marché mûr, concentré et déjà bousculé. Habitudes de paiement, confiance des usagers, réseau de points de service et robustesse des plateformes sont autant de barrières pour ce nouvel entrant public. À Camtel de prouver qu’il ne vient pas seulement accrocher un logo de plus au fronton du mobile money.

Le partenariat avec Ethio Telecom peut fournir des retours d’expérience utiles – notamment via Telebirr – mais il ne répond à aucune des questions les plus sensibles : quelle cible, quels tarifs, quel service différent, quelle promesse crédible pour l’utilisateur qui a déjà deux ou trois comptes mobile money ? Faute d’éléments concrets sur la proposition de valeur de Blue Money, on reste davantage dans le registre du storytelling que dans celui de la rupture.

Cloud souverain, modernisation des réseaux… l’épreuve des faits

Le deuxième pilier du MSA vise la création d’un « cloud gouvernemental souverain » pour héberger les services et données de l’administration. Sur le papier, l’idée coche toutes les cases de la novlangue numérique : souveraineté, mutualisation, continuité de service. Dans la pratique, de nombreux plans de modernisation administrative, au Cameroun comme ailleurs, se sont déjà égarés dans les labyrinthes bureaucratiques, les rivalités entre administrations et les silos informatiques.

Un cloud souverain pose des enjeux lourds : sécurité, localisation des données, interopérabilité, gouvernance. Tant que les autorités ne diront pas qui décide, qui paie, qui rend des comptes et sur quels résultats mesurables, un scénario se dessine : un « cloud » très présent dans les discours, très discret dans la vie quotidienne des citoyens et des entreprises.

Troisième axe : la modernisation des réseaux, avec l’extension de la 4G et de la 5G. Camtel met en avant un réseau de fibre optique d’environ 12 000 km couvrant la quasi-totalité des départements, atout réel mais insuffisant si la qualité de service, la maintenance et la relation client restent le maillon faible. Pour l’usager, peu importe la longueur de la fibre sur la carte : ce qui compte, c’est la connexion qui tient, la plateforme qui ne plante pas et le service qui répond.

Le volet le plus explosif politiquement reste la transformation interne. Camtel traîne une image d’opérateur historique lent, peu orienté client et lourdement plombé par les procédures administratives. Le MSA promet assistance technique et renforcement de capacités, mais reste muet sur les sujets qui choquent : autonomie managériale, responsabilité des dirigeants, culture du résultat. Sans réformes sur ces terrains-là, l’expertise d’Ethio Telecom risque surtout de produire des rapports, des formations… et peu de changements visibles.

Souveraineté numérique : discours et réalités

En toile de fond, l’accord est présenté comme un geste fort en faveur de la souveraineté numérique et de la coopération Sud–Sud. Les montants en jeu sont pourtant tout sauf symboliques : les pays de la Cemac ont reçu plus de 500 milliards de FCFA de transferts via mobile money en 2023, dont la majeure partie transite par des opérateurs basés au Cameroun. La « rente numérique » de la sous-région se joue déjà en grande partie à Yaoundé et Douala.

Le choix de faire appel à un opérateur public africain plutôt qu’à un grand équipementier ou à un cabinet de conseil international envoie un signal politique : oui, l’expertise existe aussi sur le continent. Mais ce signal ne suffira pas à masquer, longtemps, un éventuel décalage entre la communication sur la « souveraineté numérique » et la dépendance persistante à des technologies, des standards et des prestataires extérieurs.

Un accord-cadre à l’épreuve du terrain

En l’état, le MSA ressemble davantage à un accord-cadre qu’à une feuille de route. Les promesses – meilleure connectivité, essor des paiements numériques, services publics appuyés sur le cloud – ne seront crédibles que si elles sont accompagnées d’objectifs datés, chiffrés, publics, avec des responsables clairement identifiés. Sans cela, dans trois ans, il sera très facile d’invoquer « le partenariat stratégique » et très difficile de mesurer ce qu’il a réellement changé.

Au final, le partenariat Camtel–Ethio Telecom sera jugé ailleurs que dans les salles de réunion climatisées : sur la qualité du réseau pour l’abonné, la fiabilité des transactions pour le commerçant, la simplicité des démarches pour l’usager face à l’administration. S’il ne parvient pas à améliorer cette réalité-là, il restera un pari Sud–Sud de plus : très présent sur les photos officielles, beaucoup moins dans la vie numérique des Camerounais.

Baudouin Enama

Lire aussi:

03-12-2025 – Mobile money : Camtel prépare le lancement de Blue Money en 2026

09-11-2025 – Fracture numérique : le Cameroun mise veut connecter 328 localités rurales d’ici 2028





Source link

View Kamer

FREE
VIEW