(Investir au Cameroun) – Avec plus de quarante ans de carrière, Emmanuel Noubissie Ngankam a traversé plusieurs sphères de l’économie : journaliste économique, conseiller du patronat, représentant de la Fondation Friedrich Ebert, puis représentant résident de la Banque mondiale en Algérie. Il a ensuite choisi de poursuivre comme consultant indépendant, en mettant son expertise au service de la réflexion économique. Cette trajectoire, qui va du suivi des politiques nationales à la représentation d’une institution financière internationale, donne à son regard une profondeur particulière. Dans cet entretien, il a examiné les performances de la croissance entre 2018 et 2025, l’évolution de la pauvreté, la gestion de la dette et des finances publiques, ainsi que les enjeux de gouvernance et de durabilité.
Investir au Cameroun : Comment évaluez-vous la croissance économique du Cameroun au cours de la dernière décennie (2014-2024) ? Quels en ont été les principaux moteurs, et dans quelle mesure cette croissance a-t-elle contribué à réduire la pauvreté dans le pays ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : D’une manière générale, la croissance économique du Cameroun au cours de la dernière décennie a été atone voire décevante au regard d’une part des potentialités du pays et d’autre part des objectifs fixés par les autorités. Le pic de 5,3% réalisé en 2014 n’a plus jamais été atteint et en 2020 le taux de croissance a même été presque nul (0,7%) du fait de la pandémie du Covid-19. Depuis lors, le taux de croissance oscille autour de 3% (il a été de 3,5% en 2024), loin, très loin de la moyenne de 8,1% prévue dans la Stratégie Nationale de Développement SND30. Plusieurs facteurs expliquent cette contre-performance notamment, des chocs exogènes mais également des facteurs endogènes comme les crises sécuritaires dans les régions anglophones du Nord-Ouest et Sud-Ouest, et dans la partie septentrionale. Ces crises sécuritaires qui persistent depuis bientôt une dizaine d’années ont entrainé une explosion des dépenses militaires avec un effet d’éviction sur les ressources destinées aux autres secteurs notamment ceux liés aux infrastructures et au capital humain.
« Plusieurs facteurs expliquent cette contre-performance notamment, des chocs exogènes mais également des facteurs endogènes comme les crises sécuritaires dans les régions anglophones du Nord-Ouest et Sud-Ouest, et dans la partie septentrionale. »
Mais au-delà de ces facteurs, l’économie camerounaise est en proie à de nombreuses faiblesses structurelles qui plombent la réalisation de son plein potentiel.
Bien évidemment, cette atonie a conduit à une stagnation voire un recul du revenu par habitant et par conséquent un effet plutôt négatif sur la pauvreté qui a fait son lit tant en milieu rural qu’urbain. D’après le dernier baromètre de la CEMAC publié par la Banque mondiale en juin 2025, sur une population camerounaise estimée à 29,6 millions d’habitants, 12,6 millions soit environ 42,5% seraient pauvres et vivraient avec moins de 3,65 dollars (2200 FCFA) par jour. Le Cameroun dispose des moyens de réaliser son plein potentiel et changer de trajectoire.
Investir au Cameroun : Quelles ont été les tendances clés en matière d’inflation, de comptes publics (déficit budgétaire, dette) et de secteur extérieur (compte courant, exportations) au Cameroun durant cette décennie ? Comment ces évolutions affectent-elles l’attractivité du pays pour les investisseurs ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Les principaux agrégats macroéconomiques notamment ceux que vous mentionnez ont suivi le même trend. S’agissant particulièrement de l’inflation, les chiffres de l’Institut National de la Statistique (INS) indiquent des fluctuations contenues au tour de la norme communautaire de 3% jusqu’au pic de 2023, année au cours de laquelle la hausse généralisée des prix a atteint un niveau record de 7,4% avant de redescendre à 4,5% en 2024.
Pour ce qui est des comptes publics, la situation du Cameroun est essentiellement caractérisée par un déficit budgétaire couplé à un déficit du compte courant, les fameux déficits jumeaux fortement préjudiciables à l’ensemble de l’économie. En 2024, le solde du compte courant était de -3,4% du PIB et le solde budgétaire de -1,5%. Ces chiffres traduisent un déséquilibre des comptes extérieurs et un déficit public financé soit par de l’endettement, soit par l’accumulation des arriérés, soit par les deux à la fois.
« Ces chiffres traduisent un déséquilibre des comptes extérieurs et un déficit public financé soit par de l’endettement, soit par l’accumulation des arriérés, soit par les deux à la fois. »
La persistance de la coexistence des déficits public et extérieur pourrait conduire à des ajustements structurels de plus ou moins forte amplitude.
Une telle situation à un impact négatif sur l’attractivité du pays dans la mesure où l’instabilité macroéconomique est la manifestation d’un Etat défaillant, ne pouvant plus faire face à ses engagements par ses moyens propres. Ceci peut se traduire par la réduction drastique de la demande interne et un recours au FMI pour le financement de la balance de paiement.
Investir au Cameroun : L’analyse de l’évolution de la richesse nationale du Cameroun entre 1995 et 2020 révèle un paradoxe : doublement du PIB nominal mais diminution de la richesse nationale par habitant et recul du capital naturel. Comment expliquez-vous cette situation et quelles en sont les implications pour la soutenabilité du développement ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Le paradoxe que vous percevez n’en est pas. Dans son récent rapport sur l’économie camerounaise en 2025, la Banque mondiale explique pertinemment ce phénomène. Malgré la croissance globale de la richesse totale, la richesse nationale par habitant a diminué de 11 % entre 1995 et 2020, sur fond de forte croissance démographique, comme dans d’autres pays de la région. La population du Cameroun a plus que doublé au cours de cette période, passant de 13 à 28 millions d’habitants. Le Cameroun a ainsi connu un déclin de la richesse par habitant tout en enregistrant une croissance positive du PIB. En comparaison, la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne et des Pays à Revenu Intermédiaire de la Tranche Inférieure a connu une croissance positive à la fois du PIB et de la richesse. Ce constat indique que la croissance économique au Cameroun ne s’est pas accompagnée d’une accumulation durable de richesse.
Selon toujours la Banque mondiale, l’évolution de la richesse réelle par habitant dépend de l’équilibre entre la croissance des actifs et la dynamique démographique. Si l’accumulation et la valorisation des actifs productifs ne dépassent pas la croissance de la population, la richesse par habitant finira inévitablement par diminuer. Une gestion efficace des ressources naturelles, des investissements stratégiques dans les infrastructures et le capital humain, ainsi qu’une diversification économique sont donc essentiels pour garantir une croissance simultanée de la base d’actifs et du PIB par habitant.
Investir au Cameroun : Compte tenu de l’importance du capital naturel, particulièrement des forêts camerounaises, comment évaluez-vous les tendances de dégradation forestière et leur impact économique ? Quelles stratégies recommandez-vous pour concilier croissance économique et préservation de l’environnement ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Le capital naturel du Cameroun est effectivement très important même si la composante non renouvelable notamment les réserves pétrolières s’épuisent inexorablement. Le secteur des mines solides semble connaitre un frémissement positif. Pour ce qui est des richesses forestières, leur exploitation est caractérisée par une absolue opacité et leur contribution au PIB estimée à environ 4% me parait sous-optimale. Cela dit, contrairement à une idée reçue, il n’y a aucune incompatibilité entre croissance économique et préservation de l’environnement. Les deux se nourrissent mutuellement.
Investir au Cameroun : Quels sont, selon votre expertise, les défis majeurs liés à la gouvernance et à l’état de droit qui entravent la mobilisation efficace du capital et la performance économique au Cameroun ? Comment ces défis affectent-ils le climat d’investissement ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Cette question renvoie à la qualité des institutions perçues sous le triptyque : Règles et contraintes, instruments de gouvernance, et équilibre des jeux. La qualité des institutions est au cœur du progrès économique et le Cameroun ne fait pas exception. Un fonctionnement normal des institutions sous les trois tableaux indiqués plus haut permettrait au Cameroun de faire des bons prodigieux. A titre d’illustration, prenez un secteur comme celui de la justice. Peut-on évaluer l’impact de la paralysie de ce secteur sur la vie nationale du simple fait que le Conseil Supérieur de la Magistrature ne s’est plus réuni depuis cinq ans ? Il est indéniable qu’un environnement économique perverti par des institutions essentiellement extractives n’est pas attractif pour les investisseurs. Pour mieux comprendre l’importance de la qualité des institutions dans le progrès économique d’un pays, je recommanderais la lecture du livre « The Origins of Power, Prosperity and Poverty : Why Nations Fail » de Daron Acemoglu et James Robinson, tous deux prix Nobel d’économie 2024 pour leurs travaux sur la manière dont les institutions affectent la prospérité des nations.
Investir au Cameroun : Fort de votre expérience au GICAM et à la Banque mondiale, comment analysez-vous l’évolution de l’accès au financement pour les entreprises camerounaises et les relations entre secteur privé et pouvoirs publics ? Quelles améliorations préconisez-vous ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Il est indéniable que l’un des facteurs limitants du développement du secteur privé au Cameroun est l’accès au financement. Le système financier est dominé par des banques commerciales qui, au-delà de leur frilosité, ont des limites structurelles pour le financement du haut de bilan c’est-à-dire des financements longs. La faiblesse de leurs capitaux propres et la nature de leurs ressources essentiellement exigibles à court terme, ne le leur permettent pas. Le marché financier quant à lui reste encore embryonnaire. Sur le compartiment action de la Bourse des Valeurs mobilières, il n’y a que six entreprises cotées. La bonne nouvelle c’est qu’on assiste de plus en plus à l’émergence des fonds d’investissement et des gestionnaires d’actifs qui pourraient offrir des solutions alternatives. C’est une culture qui va s’implanter avec le temps.
« La bonne nouvelle c’est qu’on assiste de plus en plus à l’émergence des fonds d’investissement et des gestionnaires d’actifs qui pourraient offrir des solutions alternatives. C’est une culture qui va s’implanter avec le temps. »
S’agissant des relations entre secteur privé et pouvoirs publics, il est à déplorer qu’elles soient dans la torpeur. Depuis la mise à mort du Cameroon Business Forum en 2021, les actions entreprises sont velléitaires et isolées. Il est impérieux voire urgent qu’un cadre de concertation permanent et structuré soit mis en place. L’absence de ce cadre de concertation entre public et privé est préjudiciable à l’essor de l’économie camerounaise.
Investir au Cameroun : Au-delà du secteur pétrolier traditionnel, quels secteurs identifiez-vous comme les plus porteurs pour diversifier l’économie camerounaise tout en préservant le capital naturel ? Comment optimiser cette transition ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : L’un des objectifs de la SND30 est de faire du Cameroun un « Nouveau Pays Industrialisé ». Pour y parvenir, le Gouvernement ambitionne de porter la croissance moyenne du secteur secondaire (hors pétrole) à 8% en moyenne entre 2020 et 2030 ; or cette croissance oscille autour de 2, 5% (2,3 en 2023 et 2,4% en 20224). Un tel décrochage indique ce qu’il y a à faire de travail pour remettre l’économie camerounaise sur les rails de la diversification dont l’axe principal est le développement de l’industrie manufacturière. Une telle ambition indique la trajectoire de la diversification de l’économie.
« Il y a à faire de travail pour remettre l’économie camerounaise sur les rails de la diversification dont l’axe principal est le développement de l’industrie manufacturière. »
La SND30 décrit parfaitement le périmètre stratégique reposant sur neuf (9) sous-secteurs industriels moteurs : Energie, Agro-industrie, Numérique, Filières forêt-bois, Textile-confection-cuir, Mines-métallurgie-sidérurgie, Hydrocarbure-pétrochimie-raffinage, Chimie-pharmacie et Construction-service-professionnels-scientifiques-technique. Comme j’aime à le dire, la SND30 a été indéniablement bien pensée, mais dévoyée dans sa mise en œuvre.
Investir au Cameroun : Dans le contexte de la ZLECAF et de l’intégration CEMAC, comment le Cameroun peut-il tirer parti de sa position géographique et de ses atouts pour devenir un hub d’investissement en Afrique centrale ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : La ZLECAF est incontestablement une formidable opportunité pour les pays africains particulièrement au regard du contexte mondial actuel. Cependant sa mise en œuvre pâtit encore d’un certain nombre d’entraves structurelles notamment (i) les infrastructures et la connectivité, (ii) les problèmes monétaires et de change, (iii) les obstacles à la mobilité et à la circulation. Pour le Cameroun, l’enjeu majeur reste la diversification de son économie à travers le développement de l’industrie manufacturière. Sa position stratégique peut en faire, comme anticipé dans la SND30, le Commutateur (fournisseur d’énergie électrique) le Nourricier (fournisseur des produits agro-industriels) et l’Equipementier (fournisseur des biens d’équipement notamment des meubles) de la CEEAC et du Nigeria. Le Cameroun a à ses portes un marché de plus de 350 millions de consommateurs.
Investir au Cameroun : Quelles sont vos perspectives macroéconomiques à moyen terme pour le Cameroun ? Quels sont les principaux risques et quelles options politiques recommandez-vous pour accélérer un développement durable et inclusif ?
Emmanuel Noubissie Ngankam : Le potentiel économique du Cameroun est incommensurable, mais les perspectives sont couvertes d’une brume constituée d’incertitudes et de risques qui assombrissent l’horizon à court et moyen terme. A très court terme, la plus grosse incertitude est l’élection présidentielle du 12 octobre 2025. Au-delà des éventuelles tensions post-électorales, même une victoire à la régulière du Président Biya ne dissipe pas les incertitudes dans ce sens que le statu quo pourrait avoir raison du changement de cap qui s’impose pourtant comme un impératif. A cette incertitude pourraient se greffer l’absence d’un programme avec le FMI et le recul du soutien financier des partenaires, la persistance des contingences du secteur de l’électricité, la persistance de la crise sécuritaire, les tensions de trésorerie de l’état dont l’une des manifestations est le recours quasi mensuel au marché régional des titres publics. Ces incertitudes sont amplifiées par un contexte international marqué par la réduction du financement du développement, la volatilité des cours des matières premières, les perturbations du commence et des investissements.
« Cela dit, il est impérieux et même urgent de repenser le climat des affaires dans toutes ses dimensions. »
Cela dit, il est impérieux et même urgent (i) de repenser le climat des affaires dans toutes ses dimensions, (ii) investir massivement dans les facteurs de productivité et de compétitivités notamment les infrastructures physiques, énergétiques, et le capital humain (iii) réformer le secteur des télécommunications et du numérique, (iv) faire une relecture sans complaisance de la SND30 dont le mise en œuvre a déraillé du fait des hypothèses et des objectifs devenus obsolètes, (v) sortir de la spirale de la crise sécuritaire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Tous ces chantiers sont conditionnés par le renforcement et le fonctionnement normal des institutions. Pour réaliser l’objectif de devenir un pays émergent à l’horizon 2035 comme ambitionné par les autorités, c’est-à-dire accéder à la catégorie de revenu intermédiaire de la tranche supérieure, le Cameroun doit au minimum tripler son Revenu National Brut par habitant (RNB/h) qui est actuellement de 1680 dollars. Un excitant challenge dont le Cameroun a les moyens.