Rostand Kamdem: « Seule la refonte du cadre juridique pourrait transformer le financement de l’économie par les banques »


(Investir au Cameroun) – Fort de ses 16 années d’expérience dans le secteur bancaire, Kamdem Rostand, expert en gestion de performance et gestion des risques, souligne le paradoxe du secteur bancaire en CEMAC : des profits records pour les banques, mais une négligence persistante des PME, moteur essentiel de l’économie. Il attribue cette rentabilité à une gestion sélective des risques et au financement privilégié des titres publics. Toutefois, il met en lumière les limites de ce modèle et appelle à une réforme du cadre juridique pour libérer les banques des contraintes actuelles et favoriser un financement plus efficace des secteurs clés comme les PME. Dans cette interview, il détaille les leviers réels de la rentabilité bancaire et explique pourquoi seule une refonte du cadre juridique permettra de sortir de ce paradoxe.

Investir au Cameroun : Le secteur bancaire de la CEMAC présente un paradoxe manifeste : d’un côté, des établissements affichant des bénéfices records, de l’autre, des banques régulièrement accusées de ne pas répondre aux besoins de financement des PME, qui représentent plus de la moitié du PIB et 85 % des emplois, notamment au Cameroun. Comment expliquer ce contraste, alors que l’environnement économique est perçu comme à haut risque ? Quels leviers réels de rentabilité les banques ont-elles activés ces dernières années ?

Rostand Kamdem:  Les risques existent bel et bien mais aujourd’hui mieux qu’hier les banques savent choisir comme on le dit dans notre jargon les « bons risques », elles ont su tirer les leçons du passé. Ceci dit, la rentabilité des banques dans notre environnement relève de la combinaison de plusieurs actions. Les plus déterminants que l’on peut évoquer ici sont :

  • La politique de sélectivité des risques

Il est important de souligner que chaque banque adopte une approche qui lui est propre, guidée par une philosophie spécifique. Cette politique détermine le niveau d’appétence au risque en fixant des règles claires concernant les seuils de financement, le profilage des clients à financer, les formules de financement privilégiées (comme la facilité de caisse, le découvert ou le crédit amortissable), ainsi que les mesures de mitigation des risques, notamment les types de garanties exigées pour les prêts. Ces choix expliquent pourquoi certaines banques privilégient certains secteurs d’activité ou segments de clientèle. Le niveau de risque demeure un facteur clé dans la détermination des financements.

« Sur les autres compartiments du marché bancaire, les banques ont besoin d’engager de moyens financiers et humains important pour les campagnes marketing or elles sont épargnées de ce type de dépenses quand il s’agit de tout simplement souscrire aux titres publics»

  • Le financement des titres des États

Ce choix est privilégié par plusieurs acteurs du secteur et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, nous avons le contexte dans lequel nous évoluons qui est très favorable à ce type de financement ; les appétits des États de la CEMAC en matière de trésorerie sont considérables ce qui en d’autres termes signifie qu’il y a le potentiel. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le dynamisme observé au niveau du compartiment des titres publics.

En second lieu, ce mode de financement ne nécessite pas de gros coûts opérationnels comparativement aux autres. Ici la concurrence est moins rude. En termes plus clairs sur les autres compartiments du marché bancaire, les banques ont besoin d’engager de moyens financiers et humains important pour les campagnes marketing or elles sont épargnées de ce type de dépenses quand il s’agit de tout simplement souscrire aux titres publics. À titre illustratif, on peut ici prendre dépenses publicitaires liées à la conception des visuels de campagnes de crédit scolaire, à la location des espaces publicitaires….

En 3ième point, nous avons les taux de rémunération de ces titres publics qui vont souvent au-delà des 6%/an ce qui leur confère un caractère très rentable.

Un autre aspect et non des moindres est que depuis 2010, année où le Cameroun avait réussi sa toute première émission de titres publics (ECMR 5,6% 2010-2015), à ce jour les segments de financement a connu un très grand volume de transaction avec un risque de défaut de paiement jusqu’ici bien maîtrisé. Bien évidement qu’aujourd’hui il faille relativiser cela au regard des sonnettes d’alarme inhérentes au surendettement des États de la CEMAC.

IC : Arrêtons-nous sur les mécanismes qui encadrent la décision d’octroyer un crédit à un agent économique autre que l’État. Existe-t-il des critères standardisés, ou les banques adaptent-elles leurs méthodes d’évaluation en fonction du profil du demandeur ? Et si oui, comment ces ajustements sont-ils encadrés pour éviter les biais défavorables à certaines catégories d’entrepreneurs ?

RK: Comme mentionné précédemment, bien que la base soit commune, c’est-à-dire l’optimisation du couple rentabilité/risque, chaque banque définit une politique de crédit qui lui est propre, en fonction de ses réalités et des contraintes de son environnement. Autrement dit, aucune banque ne peut se projeter sans tenir compte de ce qu’elle souhaite faire, de ce qu’elle peut faire et de ce qui lui est permis de faire. En conséquence, il est important de souligner que la vision d’une banque a une influence significative sur sa politique de crédit. De plus, son niveau de fonds propres détermine les seuils de financement qu’elle peut atteindre. Enfin, ses choix stratégiques, marketing et son appétence pour le risque orientent ses segments de marché cibles.

Vous pouvez par exemple trouver une banque qui finance un agriculteur avec beaucoup d’enthousiasme mais une autre ira à pas très lents sur ce type de profil. Bien plus encore, de manière générale par exemple, le financement des particuliers salarié sera presque toujours assujetti dans les banques au recueil préalable d’une AVI entendez par là Attestation de Virement Irrévocable. La particularité ici réside dans le fait que dans certains établissements de crédit, on vous proposera un financement dès le premier mois où votre employeur aura fait virer votre salaire sur votre compte courant.

Dans d’autres banques, l’on vous dira que ce n’est qu’après 03 mois que l’on pourra vous financer car il se sera écoulé suffisamment de temps pour apprécier la régularité de votre salaire. De même avec les PME qui opèrent dans les marchés publics, vous verrez certaines banques stopper l’octroi des crédits d’accompagnement des marchés publics au 3ième trimestre de l’année pour éviter les risques liés à la forclusion du marché.

Mais, d’autres institutions bancaires offriront des crédits d’accompagnement sur toute l’année aux PME de ce secteur avec des formules de financement adaptées (émission d’une caution de garantie de paiement à l’endroit du fournisseur, relayée après obtention du PV de réception du maître d’ouvrage par le déblocage d’une facilité de caisse à la PME suivi du virement direct des fonds débloqués au fournisseur).

« En matière de financement, nombreuses sont les banques qui ont payé les frais d’un environnement difficile. Le niveau atteint traduit à la fois les difficultés que les banques rencontrent en matière d’asymétrie informationnelle d’une part et les défaillances du cadre juridique encadrant les procédures de recouvrement»

IC : La montée des créances douteuses, dépassant 860 milliards de FCFA au Cameroun, suscite des interrogations. Comment expliquer cette détérioration du portefeuille, malgré l’élimination des profils jugés risqués, notamment les PME ? Est-ce dû à une concentration des risques ou un mauvais calibrage des outils de sélection ?

RK : Cette situation est l’accumulation des conséquences de nombreuses expériences malheureuses sur plusieurs années. En matière de financement, nombreuses sont les banques qui ont payé les frais d’un environnement difficile. Le niveau atteint traduit à la fois les difficultés que les banques rencontrent en matière d’asymétrie informationnelle d’une part et les défaillances du cadre juridique encadrant les procédures de recouvrement de créance d’autre part.

IC : Dans ce contexte, le secteur bancaire réfléchit-il à de nouveaux instruments pour réduire son exposition, libérer des fonds propres et explorer des segments de clientèle à fort potentiel mais à risque non conventionnel ?

RK : Je pourrai répondre par l’affirmative ici au regard des formules de financement proposées par les banques qui allient à la fois innovation et réalités contextuelles de notre environnement. Plus haut j’ai présenté un exemple de formule de financement à la fois innovant et adaptée aux réalités contextuelles qui permet à certaines banques de financer sur toute l’année les PME qui opèrent dans les marchés publics. On peut également ici citer les produits de financement des secteurs d’activités bien spécifique à l’instar de celui de l’agriculture ou encore l’ouverture de guichet spécialement à la promotion de l’entreprenariat féminin.

IC : Face à ces limites, les régulateurs sont souvent pointés du doigt. Plusieurs voix critiquent, par exemple, le caractère trop rigide de la politique de provisionnement, jugée inadaptée aux réalités du terrain, notamment aux délais et obstacles judiciaires liés à l’apurement des créances. Qu’attendent concrètement les banques d’une évolution réglementaire dans ce domaine ?

RK : Je ne saurai parler au nom de la corporation bancaire n’ayant pas qualité pour le faire mais en ma qualité de consultant indépendant dans le domaine, je dirai tout d’abord que le régulateur est dans son rôle mais aussi que ce n’est pas la volonté de financer l’économie qui manque au niveau des banques. Vous ne trouverez aucun discours de Dirigeants de banque où il n’est pas fait mention d’une volonté affichée de financer l’économie et en particulier les secteurs porteurs comme celui des PME. Les régulateurs sont dans leur rôle dont l’objectif premier reste la protection de l’épargne et du système bancaire dans son ensemble pour que ne surviennent plus pareille crise que celle des années 90.

« Il faut en moyenne 05 ans à une banque pour réaliser une garantie. 05 ans de procédure c’est à l’évidence trop long mais aussi et surtout trop coûteux quand on sait qu’en plus des frais de procédure d’autre charges continuent de courir.»

Le besoin à mon sens va plus loin et si l’on fait un raisonnement basé sur la méthode des « 05 pourquoi ? » on pourra attaquer le fonds du problème et y apporter des solutions les plus appropriées. Il s’agit d’un pan sur lequel ni les banques, ni le régulateur ne dispose d’un levier d’action à savoir le cadre judiciaire. Il est à mon humble avis la clé. L’on pourrait se questionner et se demander si les décisions de justice en matière de réalisation de garantie sont toujours exécutoires ? Est-ce que le corpus des lois qui traitent de la pénalisation du non remboursement des crédits dans notre pays revêt-il un caractère dissuasif ? Il y a de cela quelques années, un Dirigeant de la corporation bancaire décriait le fait qu’il fallait en moyenne 05 ans à une banque pour réaliser une garantie. 05 ans de procédure c’est à l’évidence trop long mais aussi et surtout trop coûteux quand on sait qu’en plus des frais de procédure d’autre charges continuent de courir.

« Dans une configuration où coalisent à la fois la cherté des dépôts clientèle, le niveau de risque élevé, les contraintes règlementaires et les attentes des actionnaires, seule la refonte du cadre juridique pourrait changer véritablement la donne du financement de l’économie par les banques.»

En effet, pendant que les procédures judiciaires suivent leur cours, dans le même temps :

  • Les banques se doivent de respecter le règlement COBAC 2018/01 qui fixe les règles provisionnement des créances douteuses très strictes avec un provisionnement intégral sur 03 ans maximum des créances douteuses. Comme je le disais, le régulateur est dans son rôle ;
  • Les banques se doivent de continuer de supporter un coût de la ressource de plus en plus élevé. En effet, on ne devrait pas perdre de vue que les banques font de l’intermédiation c’est-à-dire qu’elles collectent l’épargne auprès des agents économiques à capacité de financement pour octroyer des crédits aux agents économiques à besoin de financement. Les taux d’intérêt offerts par les banques pour la rémunération des dépôts clientèle sont passés de 2,45%/an en 2009 à près de 5%/an aujourd’hui pour certains types de dépôt.

Dans une configuration pareille où coalisent à la fois la cherté des dépôts clientèle, le niveau de risque élevé, les contraintes règlementaires et les attentes des actionnaires, seule la refonte du cadre juridique pourrait changer véritablement la donne du financement de l’économie par les banques.

IC : Une piste de réforme fait son chemin : la dynamisation du marché secondaire des titres publics. Cette évolution permettrait de libérer du capital réglementaire et de réorienter une partie des ressources longues vers de nouveaux secteurs à explorer. Une telle dynamique est-elle envisageable à court terme dans un pays comme le Cameroun ? Et surtout, quelles en seraient les conditions de succès ?

RK : les réformes engagées par la BVMAC vont dans ce sens. A mon avis, le marché continuerait à son rythme à évoluer pour un jour, pas lointain peut-être si les politiques s’en mêlent atteindre le niveau de dynamisme observé ailleurs sur le continent.

Propos recueilli par Idriss Linge





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