(Investir au Cameroun) – Dans la perspective de la mise en place d’un Centre National d’Intelligence Economique et Stratégique au Cameroun, des agents de la Direction Générale de la Recherche Extérieure, l’une des principales agences de renseignements du pays a bénéficié d’une formation en intelligence économique dispensée par le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique (CAVIE), dirigé par le Docteur Guy Gweth. Ce dernier a accepté de partager plus de détails sur cette activité inédite pour les institutions du pays.
Investir au Cameroun: Docteur Gweth, quelle est selon vous la motivation profonde qui a poussé la Direction Générale de la Recherche Extérieure (DGRE) du Cameroun à intégrer l’intelligence économique dans son mandat opérationnel ? Comment expliquez-vous ce passage d’une approche traditionnelle de veille politique et sécuritaire vers cette nouvelle dimension économique, et quels sont les enjeux géostratégiques qui justifient cette évolution pour le Cameroun ?
Dr Guy Gweth: Parce qu’ils sont les yeux et les oreilles de leur Etat, les services de renseignement ont vocation, à défaut d’anticiper, d’être parfaitement en phase avec le contexte dans lequel ils opèrent. Pour être concret, la crise de Covid-19, la guerre en Ukraine ou, plus près de nous, la rafale de décisions prises à l’encontre de l’Afrique depuis le retour du président Trump à la Maison Blanche en 2025, pour ne prendre que ces trois exemples, ont achevé de convaincre nos services quant à l’urgence d’investir les nouveaux territoires de la défense et de la sécurité nationales.
Ce qui est ici en jeu, c’est entre autres, l’appétit croissant des puissances pour nos ressources naturelles, le contrôle de nos infrastructures clés, la dissuasion concurrentielle, l’influence des normes et des perceptions, la fragilité de notre patrimoine informationnel, la captation de nos cerveaux ou encore l’exposition de nos territoires à la criminalité transnationale sous toutes ses formes.
« Ce qui est ici en jeu, c’est entre autres, l’appétit croissant des puissances pour nos ressources naturelles, le contrôle de nos infrastructures clés, la dissuasion concurrentielle, l’influence des normes et des perceptions… »
Face à tous ces défis, la DGRE se positionne plus que jamais comme le glaive et le bouclier de l’Etat camerounais, sa motivation profonde – pour reprendre vos termes – étant l’obsession d’un Cameroun réellement émergent, compétitif et rayonnant dans la durée.
Investir au Cameroun: Durant cette formation intensive du 30 juin au 04 juillet 2025, quels sont les principaux outils et techniques d’intelligence économique que vous avez transmis aux 50 cadres de la DGRE ? Pouvez-vous nous détailler les méthodologies spécifiques d’investigation économique, d’identification des cibles stratégiques et de détection des vecteurs d’attaque économique que ces agents ont désormais à leur disposition ?
Dr Guy Gweth: Permettez-moi de rappeler que cette formation spéciale, intensive et certifiante était hautement stratégique, non seulement parce qu’elle a regroupé les plus hauts cadres militaires, policiers et civils de la DGRE et ses agents, mais aussi parce qu’elle a dessiné les lignes de force, les ressors et les leviers de l’authentique intelligence économique camerounaise à déployer dans les meilleurs délais. C’est dire combien il serait inapproprié, pour la sécurité et la défense nationales de détailler ici les méthodes, outils et techniques qu’ils ont reçus à cette occasion.
En revanche, il est essentiel pour les différentes parties prenantes de savoir que plus qu’hier, la DGRE dispose de capacités opérationnelles défensives, offensives et d’influence parmi les plus avancées et les plus en phase avec son contexte et les objectifs de l’Etat-stratège, tant du point de vue humain, technologique qu’idéologique. Et cette dynamique va aller crescendo. Pour autant, le DGRE – en partenariat avec le Ministère de l’Economie, du Plan et de l’Aménagement du Territoire (MINEPAT) – entend mobiliser l’ensemble des parties prenantes à la faveur de la création annoncée du Centre National d’Intelligence Economique et Stratégique (CNIES).
Investir au Cameroun: Comment cette nouvelle capacité d’intelligence économique peut-elle concrètement se traduire en bénéfices tangibles pour le Cameroun ? Quels sont les secteurs d’activité ou les domaines économiques où cette expertise pourrait générer le plus de valeur ajoutée pour l’économie nationale, et comment mesurez-vous le retour sur investissement de cette initiative ?
Dr Guy Gweth: L’Etat du Cameroun dispose d’une Stratégie de Développement Nationale (SND30) et d’une Vision2035. Ces instruments représentent les cadres de référence pour l’action de développement à moyen et long terme du pays et précisent les secteurs clés pour transformer le pays en une nation émergente, démocratique et unie. Ces priorités incluent l’agriculture et l’agro-industrie, l’énergie, les mines et le numérique pour la diversification économique ; l’éducation, la formation professionnelle et la santé pour le développement du capital humain ; le soutien aux PME et à l’entrepreneuriat pour l’emploi ; le renforcement de la gouvernance et de l’État de droit pour un environnement propice à la croissance. Tous ces domaines, essentiels pour propulser le Cameroun vers ses ambitions, sont aussi les priorités du CNIES.
« Ces priorités incluent l’agriculture et l’agro-industrie, l’énergie, les mines et le numérique pour la diversification économique ; l’éducation, la formation professionnelle et la santé pour le développement du capital humain ; le soutien aux PME et à l’entrepreneuriat pour l’emploi, … »
Le CNIES a donc vocation à constituer un arsenal étatique opérationnel pour défendre, promouvoir et influencer ces secteurs prioritaires. Concrètement, le dispositif mis en place permettra d’abord de protéger ces secteurs en menant une veille proactive pour détecter les menaces et en élaborant des contre-mesures le cas échéant. Parallèlement, le Centre facilitera leur promotion en identifiant les opportunités de marché à l’étranger, les investisseurs potentiels les plus pertinents et les meilleures stratégies pour valoriser les atouts et les capacités locaux.
Enfin, le CNIES, puisqu’il s’agit de lui, devra construire un levier puissant pour influencer les perceptions et les normes qui régissent la compétitivité de ces secteurs prioritaires. En analysant les processus décisionnels des institutions régionales et internationales, en identifiant les acteurs clés et leurs motivations, et en fournissant des argumentaires solides basés sur des données factuelles, le Cameroun pourra activement plaider sa cause, modeler les régulations techniques, fiscales ou environnementales à son avantage, et améliorer son image de marque.
Investir au Cameroun : Dans le contexte de l’Afrique centrale, comment cette initiative positionne-t-elle le Cameroun par rapport à ses voisins régionaux en matière d’intelligence économique ? Le pays dispose-t-il désormais d’avantages concurrentiels particuliers, et comment cette montée en puissance influence-t-elle l’équilibre géoéconomique dans la sous-région ?
Dr Guy Gweth: En tant qu’acteur stratégique et stabilisateur dont l’influence est essentielle pour l’intégration et le développement de la sous-région, le Cameroun constitue déjà la locomotive économique et démographique de l’Afrique centrale. Sa montée en puissance sera bénéfique pour l’ensemble de la zone CEMAC, à condition d’activer des mécanismes mutuellement bénéfiques.
Des scénarii ont démontré comment le Cameroun peut transformer son poids économique dominant en avantage compétitif en mobilisant le CNIES à venir pour identifier les marchés régionaux les plus porteurs, notamment au sein de la ZLECAf. Cela est valable pour internaliser les innovations technologiques et industrielles, pour cartographier et optimiser les chaînes de valeur sous-régionales et protéger ses industries stratégiques contre les pratiques déloyales.
« Des scénarii ont démontré comment le Cameroun peut transformer son poids économique dominant en avantage compétitif en mobilisant le CNIES à venir pour identifier les marchés régionaux les plus porteurs, notamment au sein de la ZLECAf. »
Il est ensuite à noter que sur le terrain du hard power, la taille du marché domestique constitue un atout compétitif. C’est dire que le CNIES devra se donner les moyens d’analyser les besoins de consommation des pays voisins pour adapter l’offre camerounaise aux besoin de leurs marchés, identifier et développer les compétences rares nécessaires à l’échelle régionale, attirer des investissements ciblés grâce à son marché intérieur et à sa main-d’œuvre, sans oublier d’aider à gérer intelligemment les flux migratoires pour optimiser l’apport en capital humain.
Par ailleurs, la centralité géographique et logistique du Cameroun, au fond du golfe de Guinée, vue comme concurrentiel par le CNIES, pourra être exploitée pour optimiser l’efficacité de nos corridors de transport et nos infrastructures portuaires. Le dispositif attendu pourra surveiller les flux commerciaux et la sécurité des routes pour garantir leur fiabilité, comparer ses performances portuaires aux concurrents, de manière périodique, pour améliorer l’attractivité des services rendus, anticiper leurs stratégies logistiques, et peser sur les normes du secteur, comme il a été donné de l’analyser durant la phase des exercices pratiques de la formation.
Enfin, le troisième levier de notre triptyque permettra de renforcer le soft power institutionnel et politique du Cameroun en veillant sur la genèse et la négociation des accords régionaux, en anticipant les évolutions réglementaires pour peser sur les processus décisionnels ou s’y adapter. Cela sera possible grâce à du renseignement spécifique en vue d’une diplomatie économique ciblée, permettant entre autres d’anticiper les crises du voisinage et d’en tirer les conséquences pour maintenir la stabilité et l’attractivité du Cameroun comme hub d’investissement régional.
Investir au Cameroun: Quelle est votre vision concernant la scalabilité de cette initiative? Comment envisagez-vous l’évolution du futur Centre National d’Intelligence Économique et Stratégique (CNIES), et quelles sont les étapes nécessaires pour étendre cette expertise au-delà de la DGRE vers d’autres institutions publiques et privées camerounaises ?
Dr Guy Gweth: Notre vision est structurée en cinq phases : elle part d’une doctrine rigoureusement adaptée à nos réalités et défis, à un plan national d’intelligence économique en passant par l’adoption d’une stratégie nationale et l’adoption d’une politique publique dédiée. La cinquième phase ou mise en route du Centre National d’Intelligence Economique et Stratégique (CNIES) marquera le début d’une étape opérationnelle adossée à une feuille de route intégrant la sensibilisation, la formation et l’intégration des différentes institutions publiques et privées camerounaises.
Investir au Cameroun: Selon une de vos récentes reflexions, le Cameroun dispose désormais “des capteurs pour détecter les menaces, des capacités d’analyse pour les décrypter et des outils d’action pour les neutraliser“. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de menaces économiques que le Cameroun peut désormais mieux anticiper et contrer grâce à cette nouvelle expertise, et comment cette capacité de neutralisation s’articule-t-elle avec les intérêts vitaux de la nation ?
Dr Guy Gweth: Plaçons-nous sur le terrain défensif : celui de la cybersécurité des infrastructures critiques. Ici, le CNIES constituera un véritable bouclier pour le Cameroun face aux cyberattaques visant ses infrastructures critiques. De ce point de vue, sa fonction première sera la détection proactive des menaces. Il faut y voir une veille 24/7 sur le cyberespace incluant les réseaux ouverts et cachés, les forums spécialisés et les publications techniques. Objectif : identifier les acteurs malveillants, qu’il s’agisse d’États hostiles, d’organisations non étatiques ou de groupes cybercriminels, aux fins de comprendre leurs modus operandi et leurs motivations, ainsi que les failles ciblées. Cette surveillance anticipative permettra de capter les signaux faibles.
Une fois les menaces détectées, les équipes dédiées s’attèleront à les décrypter. Il s’agira alors de collecter, de traiter et d’analyser des informations issues de diverses sources, allant du renseignement de sources ouvertes au renseignement humain. Cette phase nous permettra de comprendre l’origine exacte de l’attaque potentielle, ses objectifs, les capacités techniques des assaillants ; et surtout les cibles potentielles au Cameroun. Objectif : générer un tableau précis et anticipé des intentions adverses pour éviter d’avoir à réagir systématiquement dans l’urgence.
Enfin, pour neutraliser efficacement les cyberattaques, ces renseignements produits seront assortis d’actions concrètes. Les informations exploitables permettront notamment de prépositionner des défenses renforcées sur les infrastructures critiques identifiées avant qu’elles ne soient touchées. Ce faisant, elles faciliteront l’alerte rapide et la coordination entre les services de sécurité, les ministères et les opérateurs privés pour isoler les systèmes menacés et contenir l’attaque. Au-delà de la riposte technique, le CNIES pourra, le cas échéant, lancer une contre-offensive pour perturber les capacités adverses en amont et alimenter, en continu, une communication stratégique visant à dissuader les attaquants et à rassurer les partenaires. Cette rigueur méthodologique est applicable à tous les secteurs vitaux de la nation.
Propos receuillis par Idriss Linge